Keith Haring, Singe, 9 mai 1985, Collection particulière, Keith Haring Foundation
Contenter tout le monde ?
To please them all ?
Jean de La Fontaine, « Le Meunier, le fils, et l’âne » dans Les Fables, 1668
L’invention des Arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé ;
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l’Armée, ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j’ai les miens, la cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus : Contenter tout le monde ?
Ecoutez ce récit avant que je réponde.
J’ai lu dans quelque endroit qu’un Meunier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Ane, un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vit de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.
Le Meunier à ces mots connaît son ignorance ;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Ane, qui goûtait fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure.
Il fait monter son fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
Oh là ! oh ! descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez Laquais à barbe grise.
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
– Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un Evêque assis,
Fait le veau sur son Ane, et pense être bien sage.
– Il n’est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : Ces gens sont fous,
Le Baudet n’en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
– Parbleu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois, si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’Ane, se prélassant, marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Ane.
Nicolas au rebours, car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête ; et la chanson le dit.
Beau trio de Baudets ! Le Meunier repartit :
Je suis Ane, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien ;
J’en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez ; demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement :
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.
Arts claim a birthright where they first arise ;
We owe the apologue to Greece so wise ;
But ancients could not reap the field so clean,
That moderns, later comers, should not glean.
Fiction’s a country full of deserts drear‑
Yet authors there still find some hidden lore ;
On this a tale worth your attention hear,
Which Malherbe told to Racan long before.
Rivals of Horace both—heirs of his lyre,
Their scholars we—Apollo was their sire.
One day they met alone—no witness there,
They to each other trusted thoughts and care.
Racan began “ Sir, end my inward strife,
You who must know what’s going on in life,
You who have walked so long upon its stage,
Whom nothing ‘scapes in so advanced an age :
How should I act ? ’Tis time to think, in short.
You know my birth, my talents, and estate,
Should I in rural life avoid the great ?
Or try the army, or some place at court ?
The world is mixed with bitterness and charms,
Mars hath his sweets, and Hymen his alarms ;
My taste alone I could direct with ease,
But I’ve my friends, people, and court to please.”
Malherbe exclaimed : “ To please them all ? «
Hark to my story ere I make reply :
“ A miller and his son I’ve somewhere read—
The father old, the son could gain his bread,
A lad fifteen, if memory do not fail‑
To sell their ass went one day to the fair,
And that Sir Johnny might look fit for sale,
They tied his feet, and carried him with care.
Jack from their shoulders like a lustre hung,
Jackasses all, fools ignorant as strong.
The first who saw them into laughter broke :
‘ Rare sport,’ he cried, here is some pretty joke ;
The greatest ass is not the shaggy moke.’
The miller heard, and owned his ignorance,
Untied the animal, and bid him prance.
But Jack, who liked to swing, a thing so rare,
Wailed in his brogue ; the miller did not care ;
Mounted his son, and followed ; when by chance
Three merchants passed, and, angry at the sight,
The eldest bawled, “ For shame ! ” with all his might.
“Come down, you lazy dog ! and let me say,
Your footman should not wear a beard so grey.
You ought to walk, the old man needs the ride.”
“ Pray don’t be angry, sirs, ” the miller cried :
The lad came down, the father took his place.
Three lasses passed, one cried, “ Oh what disgrace !
To see a charming youth so sadly treated,
While that old prig is like a bishop seated ;
A calf on ass-back, yet he apes the sage.”
“There are no calves,” he answered, “ at my age ;
Go on, my lass, and bear this in your mind.”
After much talk, retorts of various kind,
He thought her right, and placed his son behind.
Not thirty yards ahead another troop
Met this unhappy, censured little group‑
And they found fault again ; one cried, “ They’re mad,
The beast knocked up will die beneath their blows ;
Monsters ! to load and treat an ass so bad : ‘
Thus their old servant quite unpitied goes.
“ D’ye wish to sell his skin at yonder fair ?”
“Zooks ! ” cried the miller, crazed must be the brain
That thinks to please as many as may stare ;
Let’s try, however, if it can be done :”
And the obliging pair jumped down again,
While Jackey like a prelate marched alone.
A fellow met them, and exclaimed : What, ho !
An ass so light, and miller limping slow.
Which for fatigue, I wonder, was designed ?
They ought to get their favourite friend enshrined.
What ! wear their shoes out to preserve an ass !
Not so does Darby visit Joan his lass.’
He mounts his beast according to the song.
“ Ay, ” said the miller, “ true, I own I’m wrong,
An ass,– pretty trio all along ;—
But for the future, let them blame or praise,
Or hold their tongue, or pass along, or gaze,
Whate’er I seem in other people’s eyes,
I’ll please myself. ” He did so, and was wise.
“ Now, Racan, follow Mars or love, I say,
Settle in town or in the country stay ;
Be single, married, in some place or out,
People will talk of it, ye need not doubt. ”