Pierre Bonnard, Nu à contre-jour, 1908, 124.5 cm x 109 cm, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles
La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée.—
That is why the better part of our memories exist outside us, in a blatter of rain, in the smell of an unaired room or of the first crackling brushwood fire in a cold grate
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, A la recherche du temps perdu, 1919
C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne le retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque Nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.
That is why the better part of our memories exist outside us, in a blatter of rain, in the smell of an unaired room or of the first crackling brushwood fire in a cold grate: wherever, in short, we happen upon what our mind, having no use for it, had rejected, the last treasure that the past has in store, the richest, that which, when all our flow of tears seems to have dried at the source, can make us weep again. Outside us? Within us, rather, but hidden from our eyes in an oblivion more or less prolonged. It is thanks to this oblivion alone that we can from time to time recover the person that we were, place ourselves in relation to things as he was placed, suffer anew because we are no longer ourselves but he, and because he loved what now leaves us indifferent. In the broad daylight of our habitual memory the images of the past turn gradually pale and fade out of sight, nothing remains of them, we shall never recapture it. Or rather we should never recapture it had not a few words been carefully locked away in oblivion, just as an author deposits in the National Library a copy of a book which might otherwise become unobtainable.
Je continue la lecture de ce volume et j’ai trouvé une excellente rencontre entre « les trois arbres » de Proust et La Série des peupliers de Monet. Je ne peux pas m’empêcher de vous citer ces belles phrases, même longues, de Proust afin que cette rencontre puisse vous plaire et inspirer:
« Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
« Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. […] je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, […] Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer […]. Je restais sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés? […] Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille, […] N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbe que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais à reconnaître un souvenir? […] Cependant, ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de cher compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
« Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ‘ Ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant.’ En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquitétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours – je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’était triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu. »
(« A l’ombre des jeunes filles en fleurs »)