Claude Monet, La Gare Saint Lazare, 1877 , huile sur toile, 75 × 105 cm, Musée d’Orsay, Paris
Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassé Molly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassé Molly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.
C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.
Des années ont passé depuis ce départ et puis des années encore… J’ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je me souvenais et où l’on pouvait la connaître, la suivre Molly. Jamais je n’ai reçu de réponse.
La Maison est fermée à présent. C’est tout ce que j’ai pu savoir. Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, qu’elle sache bien que je n’ai pas changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière, qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis! Nous nous arrangerons! J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir.
Pour la quitter il m’a fallu certes bien de la folie et d’une sale et froide espèce. Tout de même, j’ai défendu mon âme jusqu’à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais pas, j’en suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres, tant de gentillesse et de rêve Molly m’avait fait cadeau dans le cours de ces quelques mois d’Amérique.