ARAGON RENCONTRE DELACROIX

Eugène Delacroix, Jeune orpheline au cimetière, 1824, huile sur toile, 65 x 54 cm, Musée du Louvre, Paris

Tu rêves les yeux large ouverts
Que se passe-t-il donc que j’ignore
Devant toi dans l’imaginaire

Louis Aragon, « Tu rêves les yeux large ouverts »  dans Elsa, 1959

Tu rêves les yeux larges ouverts
Que se passe-t-il donc que j’ignore
Devant toi dans l’imaginaire
Cet empire à toi ce pays sans porte
Et moi sans passeport
 
Ceux qui traverse la musique
On dirait qu’ils sont les branches d’un bois

Pliant sous des oiseaux qui se perchent
 
Mais toi
 
Tu poses ta main sur ta joue
Et je n’ose pas te demander à quoi tu joues
Qui passe dans l’espace pers où tu te perds
 
Peut-être es-tu dans un pays de chevaux sauvages
Peut-être es-tu toi-même une contrée entre le bien et le mal
Et une route des pèlerins dans la montagne
Une escale de boucaniers aux îles Fortunées

Ou les mains jointes des amants
 
Peut-être
 
Je suis le pauvre au-dehors qui n’a point accès à ta suite
À peine entendra-t-il au loin l’avalanche de l’orchestre
Il n’entrera jamais dans la salle du Grand Opéra
 
J’ai promis que je ne parlerai pas
Du passé Je ne parlerai pas

De ces chambres où j’ai guetté ton silence
 
Celle où Thérèse enleva le diamant de sa main
Celle où Michel chanta sans que je l’entendisse
Il naissait des êtres de toi que je ne t’avais pas faits
Personne ne saura jamais la violence
La torture la jalousie
L’égarement qui s’emparait de moi quand tu avais enfin la cruauté
De me montrer ces enfants de toi seule
Comme par mégarde aperçus
Passant sous la fenêtre
 
Et tout à l’heure encore
Tu as introduit un homme à l’oeil mangé d’aigue-marine
Dans la maison d’une inconnue
Et peut-être va-t-il savoir d’elle
Tout ce que je meurs d’ignorer en toi
Un homme lourd et blond Son corps
Entre nous comme un écran
Un homme opaque et caressant
Distraitement tout un mystère d’opalines
C’est un étrange et un terrible don que celui de donner la vie
Mais quand il a suivi l’ancien rite
L’accouplement l’attente et la gésine
Et les matrones portant le linge frais
Parcourant les chambres les escaliers ouvrant les armoires
Alors il y a ce cri de l’enfant et tout n’est plus qu’une grande
fête et des congratulations
Dont le père béatement prends sa part tout blême d’orgueil et
de peur
 
Il s’agit ici d’une tout autre sorte de naissance
Et celui qui n’a point engendré ne voit pas sans honte son
visage dans les miroirs
Avec cette perversité d’aimer les être de ta chair
Cette curiosité déchirante que j’ai de tes rêves
De cette parturition contre moi
D’où sort ce peuple dans notre maison qui s’installe
Et en voilà un qui s’assied au pied du lit
Qui pèse et respire
Ah si je pouvais comme toi donner le souffle le pouls la parole
à des ombres rivales
Peut-être les entendrions-nous se disputer dans la pièce voisine
Mes fils envieux et les tiens
Tes grandes filles qui ont l’éclat de la perle et les gestes du vent
Peut-être y aurait-il pour eux cette guerre entre nous
Que j’ai toute la vie hésité à te mener sans merci
Parce que l’homme n’est heureux que de faire plier

Capituler ce qu’il adore
 
J’ai essayé pour cela toutes les formules magiques
De toutes les fornications de l’esprit
Je me suis damné sur tous les Brockens qui se sont offerts
J’ai conjuré des charretiers des prêtes
Des maréchaux d’empire
Des filles des bandits
J’ai violé des mémoires éteintes
J’ai volé leurs secrets aux tombes
Consulté comme un marc la poussière des os

J’ai fait de l’histoire une putain sur mes genoux
 
Vainement
 
Mes spectres un rayon de toi suffit à les dissiper
Et tu marches dans le triomphe avec cette progéniture innombrable
Cette troupe de ta lumière
Ce printemps humain dans tes pas
Ces violettes de tes veines
Dont je suis déchiré parce qu’elles te ressemblent
Et à je ne sais pas qui dont j’avais pourtant cru sauvagement te garder
Prisionnière de mes bras dans nos demeures de tout autre déserte

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